Durant plus de trente ans Harry Gruyaert a sillonné la péninsule indienne. Pour la première fois, cet ouvrage rassemble environ 150 photographies, pour la plupart inédites, qui racontent une Inde à la fois intemporelle et moderne.
Ces images témoignent de la singularité du photographe : de son intérêt pour le récit, l'espace public et les scènes inattendues. Gruyaert dit avoir besoin de voyager pour ressentir le monde et l'exprimer en images. Du Gujarat au Kerala, il a saisi une certaine quintessence de ce pays aux multiples légendes. Rues grouillantes d'activités de New Delhi ou de Calcutta, modestes villages du Tamil Nadu ou du Rajasthan, ghats des grandes cités religieuses de Bénarès ou de Varanasi... Des femmes en sari safran et pourpre battent le grain, des teinturiers s'activent dans des cuves fumantes, un campement de bergers nomades s'organise dans la lumière crépusculaire... L'air est saturé de couleurs, de lumière, de bruits, parfois de silence aussi. « La couleur doit être primordiale », précise Gruyaert, elle restitue une perception émotive, donne une vision graphique du monde. Les atmosphères aux subtiles variations chromatiques dressent un tableau contrasté et à rebours de tout exotisme. Loin des stéréotypes, ces images donnent à voir la pluralité de l'Inde au fil des années et des événements politiques du pays. « Faire une photo, c'est à la fois chercher un contact et le refuser, être en même temps le plus là et le moins là », dit le photographe.
Il s'agit de faire surgir l'émerveillement, de saisir ce qui caractérise le lieu. La recherche de densité dans le cadre fait de la photographie une expérience physique. Expérience qui s'incarne particulièrement ici, dans ce voyage multi sensoriel en Inde.
« Il m'est ainsi devenu possible d'envisager de travailler sur la Belgique, car je n'y vivais plus. Il est difficile de travailler sur l'endroit où l'on habite. On est beaucoup moins aux aguets ; on commence à trouver tout normal. Comme je faisais beaucoup d'aller-retour, je constatais que, souvent, les meilleures images étaient celles prises au début de mon séjour. On était en 1973 et je n'y travaillais qu'en noir et blanc. Tout me paraissait gris. Je suivais parfois le calendrier des innombrables fêtes locales, carnavals, processions et autres, très particuliers en Belgique et sujets à de spectaculaires débordements alcoolisés. Malgré tout, je voulais éviter les pièges sentimentaux ou documentaires. » Harry Gruyaert nous transporte dans un pays qui, malgré son américanisation rapide, reste ancré dans ses traditions, ce qui offre au spectateur de savoureux chocs visuels.
Son rapport très intuitif et physique aux lieux immerge le spectateur dans un univers qui emprunte à la fois au monde du cinéma et à celui de la peinture. « Une bonne photo est une photo qui dit beaucoup de choses sur le lieu et le moment où elle a été faite », précise le photographe. L'espace donc - sa complexité, la perception que nous en avons, sa plasticité - est à l'égal de la couleur une composante majeure des images de Gruyaert, comme si la dualité entre couleur et spatialité - sujet majeur des beaux-arts des siècles précédents - se dissolvait pour au final créer une oeuvre où seul importe le plaisir de l'immersion.
Basculer dans l'image, dissoudre les frontières entre espaces extérieur et intérieur, monde clos ou au contraire ouvert sur l'ailleurs : Between Worlds offre une immersion sensorielle. Peu importe les lieux (boutiques, gares, cafés, métros, chambres d'hôtel, malls...), les pays (Europe, Moyen-Orient, Asie, États-Unis, Afrique...), l'époque (des années 1970 à aujourd'hui), le photographe déploie ici l'essence même de son écriture visuelle : une alchimie lumineuse dans un temps suspendu. Où sommes-nous ? Peu importe, seul règne le délice de se perdre. Au fil d'un editing réalisé comme un « carottage » dans ses archives, Harry Gruyaert montre qu'au-delà du merveilleux coloriste qu'il est, ses images, avec leurs jeux de transparences et de mise en abyme, racontent aussi l'illusion du monde.
" Il m'est ainsi devenu possible d'envisager de travailler sur la Belgique, car je n'y vivais plus. Il est difficile de travailler sur l'endroit où l'on habite. On était en 1973 et je n'y travaillais qu'en noir et blanc. Tout me paraissait gris. Je suivais parfois le calen- drier des innombrables fêtes locales, carnavals, processions et autres, très particuliers en Belgique et sujets à de spectaculaires débordements alcoolisés.
J'ai mis environ deux ans à y voir la couleur qui m'intéressait. Ce fut une révélation. Par ailleurs, j'ai commencé à voyager en photographiant au Maroc, en Inde, toujours en couleur. Mais il y avait la Belgique, avec ce rapport de refus et d'attirance en même temps.
À New York, en 1976, j'ai vu l'exposition « William Eggleston's Guide » au MoMA, avec de superbes tirages « dye transfert », qui donnaient une grande sensualité à la couleur. La découverte de la photographie couleur américaine a été essentielle : j'ai ressenti une profonde affinité avec cette mouvance, qui m'a encouragé à continuer à photographier la Belgique en couleur.
Mes influences proviennent surtout du cinéma et de la peinture. Pour moi la photographie n'existe que lorsqu'elle a pris corps dans un tirage, qui doit être l'expression juste de ce que je recherche. Je passe, comme beaucoup, plus de temps à sélectionner mes images et à travailler mes tirages qu'à photographier.
En 2000, j'ai publié aux Éditions Delpire mon premier livre sur la Belgique : Made in Belgium, avec des poèmes originaux d'Hugo Claus. La Belgique est probablement le pays européen qui s'est le plus vite américanisé après la Deuxième Guerre mondiale, d'où la puissance de cette banalité, confrontée au surréalisme et à la force des traditions conservées malgré tout, alors que j'y travaillais avant le tournant du siècle. Aujourd'hui, c'est beaucoup moins flagrant, l'uniformisation gagne, avec une autre culture de la banalité, moins ancrée dans les traditions. Beau, laid, banalité du beau, beauté de la laideur.
Ces contradictions sont aussi les miennes." Harry Gruyaert