L'anthropologue Vincent Crapanzano a fréquenté Tuhami, un tuilier miséreux de Meknès au Maroc, dans les années 1970. Ce dernier se déclarait marié à une démone, une djinniya, laquelle lui menait la vie dure. Mais plutôt que de classer les récits littéralement extraordinaires de Tuhami au chapitre des fantasmagories et élucubrations, l'anthropologue s'est appliqué à les comprendre en profondeur, jusqu'à saisir ce qu'ils réverbéraient de la personnalité exceptionnelle du tuilier, de son monde, de son histoire.
Le récit de l'enquête qui nous est ici livré heurte alors les limites de ce qui est considéré comme le « réel » et se fait la chronique d'une rencontre qui a bouleversé les modes d'écriture sur l'altérité.
Cet ouvrage fondateur n'avait jamais été traduit en français.
Dans cette chronique de traîtrise et d'abandon, d'ostracisme et d'exil, l'anthropologue américain Vincent Crapanzano se penche sur le sort des harkis et de leurs descendants. Sous le terme 'harki', il englobe le quart de million de supplétifs algériens qui ont combattu aux côtés des Français durant la guerre d'Algérie et qui, après l'indépendance en 1962, furent pour la plupart désarmés et renvoyés dans leurs villages par leurs officiers.
Dénoncés comme traîtres par les Algériens, trahis par les Français, plus de soixante mille d'entre eux furent emprisonnés, sauvagement torturés et exécutés. Ceux qui réussirent à rejoindre la France furent cantonnés dans des camps, certains pendant près de vingt ans. Selon l'auteur, ils y sont devenus une population doublement à part : à la fois ghettoïsée et emmurée dans le silence. Et quand à leurs enfants, ils souffrent d'une double blessure : celle qu'ils ont eux-mêmes endurée et celle produite par le mutisme de leurs pères.
Plus qu'un simple retour sur le sinistre passé des harkis et leur douloureux présent, cette enquête ethnographique retrace les nombreux paradoxes d'une identité forgée par l'indignation, le ressentiment et la soif de justice. Elle nourrit en outre une puissante réflexion sur la façon dont les enfants portent la responsabilité des choix de leurs parents, dont l'identité personnelle est façonnée par les forces impersonnelles de l'histoire et dont la violence elle-même s'insinue dans chaque aspect de la vie humaine.
" En quelques minutes, il fut plongé dans une profonde transe de " claquements " : sa bouche s'ouvrait et se fermait à une vitesse très au-delà des possibilités du comportement volontaire.
Sa tête était rejetée loin en arrière, ses yeux exorbités. Il errait, désorienté, dans le centre du cercle. A ce moment-là, les ghiyyata modifièrent légèrement l'air qu'ils jouaient, et il fut immédiatement " attiré " vers eux. Il dansait devant eux, dos au public, d'une manière plus proche de la danse des femmes que de celle des hommes. Il paraissait plus fermé sur lui-même que les autres danseurs, plus séparé du public que les autres participants.
Soudain, il se mit à se frapper la tête avec ce qui semblait être ses poings mais qui était, en fait, deux couteaux de poche, un dans chaque main. La femme à côté de moi chuchota : " Aïcha, Aïcha Qandicha ". Il se tailladait la tête de plus en plus vite (la musique paraissait également avoir accéléré), jusqu'à ce que le sang se mêle à ses longues boucles et qu'il en soit strié par-devant comme par-derrière.
Beaucoup d'hommes et de femmes le regardaient avec calme, mais l'agitation et l'excitation croissaient parmi les enfants du public. Plus d'une mère souleva son bébé dans ses bras pour qu'il voie l'homme se taillader. " Les Hamadcha sont membres d'un ordre (ou confrérie) religieux relativement organisé, qui fait remonter son héritage spirituel à deux saints marocains de la fin du XVIIe et du début du XVIIIe siècle, Sidi Ali ben Hamduch et Sidi Ahmed Dghughi.
En dépit d'une certaine célébrité due à ce qu'ils se tailladent la tête et ont d'autres pratiques d'auto mutilation, les Hamadcha, comparés aux autres confréries, n'ont fait l'objet que de peu d'études, ethnographiques ou autres. Cela est sans doute moins dû à une réserve ou à un manque de coopération de leur part qu'à leur insignifiance politique et au fait qu'ils ont été éclipsés par des confréries plus importantes et plus spectaculaires.