Se marier avec un génie et partager près d'un demi-siècle avec lui n'est pas un destin facile. C'est pourtant celui qu'a choisi Sophie (dite Sonia) Andreïevna Bers (1844-1919) à l'âge de dix-huit ans : en 1862, elle épouse Léon Tolstoï, de seize ans son aîné. De cette union naissent treize enfants dont neuf survivront. Dans la propriété d'lasnaïa Poliana, à deux cents kilomètres au sud de Moscou, Sonia assure leur éducation, gère le domaine agricole, relit et recopie les manuscrits de Léon. Elle l'entoure de sa tendresse quand il écrit Guerre et Paix dans les années 1860, mais elle se fait plus distante dans les années 1870 quand il rédige Anna Karénine et que la mésentente s'installe dans le couple. C'est que l'homme qui aimait les plaisirs traverse une grave crise existentielle : il aspire à un nouvel ordre social et familial dont sont bannis le profit, la propriété privée et la vie sexuelle. " Là où tu es, l'air est empoisonné ", dit-il à sa femme. Celle-ci songe à le quitter mais demeure à ses côtés sur l'injonction de ses enfants. Finalement, c'est Léon octogénaire qui fuit le domicile conjugal à l'automne 1910 pour aller mourir d'une pneumonie dans une petite gare. Sonia lui survivra neuf ans et confiera à la fin de sa vie : " Je souffre tellement d'avoir mal vécu avec lui ! " Bertrand Meyer-Stabley a déjà analysé avec talent une autre âme russe, celle de Rudolf Noureev (Payot, 2003).